CHAPITRE XII

Weisse s’éveilla en sursaut et se dressa sur ses coudes. Myra fit de même, qui s’était assoupie sur sa poitrine. Dehors, il faisait nuit.

— Où est Mak ? interrogea-t-il.

— Il est parti chercher Kalf. Il en a pour deux bonnes heures.

Weisse ne prit pas garde à cette dernière phrase insidieuse.

— En pleine nuit ?

— Mak sait rêver seul, se contenta de répondre Myra en se serrant plus étroitement contre lui. Son oncle lui a appris. Moi, je n’ai jamais pu m’y faire…

Du moins cette réflexion ancrait en Weisse certains soupçons, à savoir l’importance des Montreurs dans la vulnérabilité des Xubaniens… Ainsi Kalf avait dû parvenir aux mêmes conclusions que lui !

— C’est vraiment l’oncle de Mak ?

— Non, bien sûr. Il l’appelle de cette façon par affection. Kalf est notre protecteur, en quelque sorte. Il vit depuis longtemps dans les ruines du Secteur Détruit. Il est très intelligent. Mais nous ne savons pas qui il est en réalité. Il n’est pas très bavard sur son passé. – Il n’a pas tort.

— Tu lui ressembles un peu de caractère. Tu ne parles jamais trop non plus.

— Déformation professionnelle.

— J’ai soigné ton bras. Tu as été blessé ?

— Ce n’est rien. Un dard perdu, la nuit passée. Merci.

Elle ne le poussa pas plus loin sur ce sujet qu’il tenait à manifestement éviter. Elle immisça sa longue main maigre sous sa chemise, et se mit à lui caresser la poitrine. Weisse ne trouva pas les mots pour repousser cette avance directe, et il devait bien s’avouer qu’au fond de lui-même, il n’avait pas grande envie de le faire… Son regard plongea dans celui de Myra. Il décela l’excitation qui la rongeait, et peut-être aussi un sentiment plus fort.

— Tu veux bien ? interrogea-t-elle avec une nuance d’appréhension.

Pour toute réponse, Angam la jucha spontanément sur lui et la dénuda tout entière. Il la contempla un long moment dans cette posture, laissant ses doigts effleurer ce corps osseux, sale et mal nourri. Puis, n’obéissant plus qu’à son seul instinct, son seul désir, il refoula tous ses scrupules et la prit violemment. Quand il se fut repu d’elle jusqu’à la limite de ses forces, plus tard, il la garda un peu contre lui, caressant pensivement ses cheveux. Il n’en revenait pas lui-même, d’avoir pu se laisser submerger de la sorte par cette pulsion quasiment animale, si peu de temps après la disparition de Martha…

— Tu m’en veux, n’est-ce pas ? dit Myra, d’une voix encore tremblante d’émotion.

— Non, pas vraiment… – Tu aimais beaucoup ta femme…

— Sans doute pas assez. Mais c’est probablement ce que l’on ressent toujours après avoir perdu quelqu’un…

— Sans doute, oui…

Ils se rhabillèrent sans un mot. Mak arriva peu de temps après. Il était accompagné d’un vieillard vêtu d’un grand manteau sombre et rapiécé, qui se coula dans la galerie en silence. Il s’assit jambes croisées en face de Weisse. Les deux hommes s’étudièrent pendant un instant, tandis que Myra disposait entre eux le cristal lumineux dont le prévôt lui avait fait présent.

— Ton bracelet est toujours greffé sur ton bras, mais tu n’es plus le même homme, dit alors Kalf. Tu n’as pas ménagé tes efforts pour me retrouver, et ta discrétion non plus, à ce qu’il paraît.

— Le hasard m’a bien aidé.

— En effet, oui. Le destin a parfois d’étranges détours. Pour le monde de Xuban, je suis un vieux fou qui a péri à l’asile. Pourquoi n’as-tu pas révélé mon existence à tes confrères de la Milice ?

— Pourquoi me l’avez-vous révélée, sachant que j’y appartenais ?

— Tu viens de marquer un point. Nous avons probablement obéi à des pulsions difficilement explicables, tous les deux. Les prédicateurs diront qu’il s’agit là d’une volonté de leur Dieu. Pour ma part, je ne crois qu’à celle des hommes. Je suis vivant aujourd’hui car je me suis acharné à le rester, et Dieu n’y est pour rien, sinon je le saurais… Ils m’ont interné sans explication. Ils ont d’abord essayé de me nettoyer l’esprit, et puis de m’étrangler dans ma cellule… Mais c’est moi qui ai tué les tueurs et fui cet enfer qu’est l’asile, sur Xuban ! Je n’ai pas reparu, et ils ont dit que j’étais mort. Une façon comme une autre de me faire comprendre qu’il valait mieux que je me taise, là où je me trouvais. Pendant un temps, ils m’ont néanmoins cherché. Et puis ils ont abandonné. Par la suite, ils m’ont tenu entre leurs mains plus d’une fois, mais sans savoir qui j’étais. Dans le Secteur Détruit, on ne m’appelle pas Kalf. Peu de personnes connaissent mon véritable nom. Tu as eu une chance inouïe de rencontrer Myra. Elle m’a assuré que tu étais digne de confiance. Je le crois aussi… Maintenant que tu as en partie compris ce qui se tramait sur Xuban et dans certaines sphères de notre gouvernement…

— En fait, je n’ai encore rien compris, Kalf. C’est tout juste si je distingue des formes dans le brouillard. Je n’arrive pas encore à établir un lien entre elles, ni à comprendre leur but… Sans quoi je ne serais pas là. – Tu as commis la même erreur stupide que moi, autrefois. Tu as voulu défier, attaquer de front, dans un univers où tout s’exprime en murmures, par voie détournée, subrepticement. Et quand tu as commencé de comprendre ce à quoi tu t’attaquais vraiment, il était trop tard pour reculer… Le résultat en est que tu n’es plus qu’un fugitif, un paria sur ta propre planète, celle que tu as longtemps défendue au prix de ta vie, de ton sang… Ce sont ceux qui nous gouvernent qui font les mondes et les défont, en te faisant croire que tu y es pour quelque chose.

— Il est possible à des grains de sable de faire dérailler les plus savantes machines, répliqua Weisse… Et il relata toute son histoire dans les moindres détails, de la mort de Martha jusqu’à son arrestation manquée du matin, en passant par son face à face avec Baney, sa guerre solitaire contre les Horlags, les tentatives de meurtre et le sabotage de l’expédition nocturne… Kalf l’écouta jusqu’au bout sans l’interrompre, émettant seulement de temps à autre un grognement d’approbation ou un ricanement sarcastique. Quand il eut fini, il se gratta le front, en fixant le sol devant lui.

— Tes soupçons paraissent recouper les certitudes que je me suis forgées depuis bien longtemps déjà, et qui m’ont valu des épreuves à peu près semblables. Mais il faut d’abord que je t’enseigne certaines propriétés physiques de cette enveloppe de chair qui fait ce que nous sommes. Car pour comprendre la signification des effets, il faut remonter jusqu’aux causes. Très tôt, je me suis intéressé au phénomène des Horlags et mon premier soin a été de déterminer ce qui les poussait à s’attaquer à telle ou telle planète en particulier et négliger les autres. En fait, à répondre à la simple question : pourquoi ces créatures, probablement les plus secrètes de tout l’univers, ont élu Xuban pour terrain de chasse. Des créatures secrètes, et incroyablement complexes, oui… car leur mécanisme biologique et structurel dépasse l’entendement. Songez qu’elles se nourrissent des particules de notre pensée, de cette onde impalpable qui émane de notre cerveau ! Et quand je dis de notre cerveau, rien n’est plus schématique et erroné. Car il faut savoir que notre pensée n’est pas l’occupante privilégiée de notre pauvre encéphale. Non. La néophysique a depuis longtemps établi – pour ceux qui daignent tenir compte de ses avis – que l’esprit côtoie la matière dans notre corps entier. Je veux dire par là qu’à côté de ces myriades de particules élémentaires qui constituent nos os, notre chair, notre substance tangible – ces particules éphémères, si sensibles au vieillissement – en existent d’autres, enfermant une infinitésimale fraction d’espace-temps de notre esprit. Celles-là sont quasiment immortelles, vous m’entendez ? Stables et immortelles, sauf si une désintégration accidentelle venait à survenir… Etroitement associées aux cellules de matière, ce sont elles qui sont notre véritable essence, car elles ne transportent rien de moins que notre bagage génétique. Notre MOI. Après la mort de notre matière, de nos tissus, elles poursuivent leur existence, oui, essaimées comme le pollen des fleurs dans l’univers, participant à d’autres expériences, vivantes ou pensantes. Et à travers elles, c’est nous qui poursuivons l’existence, jusqu’à nous dissoudre dans le cosmos ! Alors j’ai découvert au cours de mes premiers travaux combien le maléfice du Horlag était plus grand que nul ne l’imaginait ! Car cet être infâme nous spolie du privilège de poursuivre notre destin dans d’autres cycles de vie. Il anéantit notre essence même, nous réduit en un néant stérile… J’ai été horrifié par cette évidence, j’ai confié mes conclusions au gouvernement qui en ce temps-là recherchait par tous les moyens à se débarrasser des Horlags… C’était avant que la mentalité ne change. Avant la venue du second fléau les Montreurs de rêve ! Le pire, peut-être. Mais je reviendrai sur eux tout à l’heure. Donc, j’ai livré mes conclusions, tentant d’expliquer la raison de l’invasion des Horlags. Selon moi, ces derniers s’apparentaient aux charognards, dans la mesure où ils ne s’attaquaient qu’à des proies malades ou à l’agonie. Ils dédaignaient les cellules-matière pour réserver leur appétit aux seules particules-esprit de notre corps. Or, il se trouve qu’après cette maudite guerre, cette pluie de bombardements et de radiations, ces dernières avaient considérablement diminué en nombre chez les habitants de Xuban. En clair, nous étions sur la voie de la dégénérescence pure et simple. Donc des proies facilement attaquables, et nous le resterions aussi longtemps que notre intellect n’aurait pas trouvé les moyens de se durcir, de se remodeler… Bref, une capacité suffisante qui eût dissuadé l’assaut des Horlags. Et cela, la capitulation honteuse que nous venions de concéder n’allait pas l’aider. Alors mes confrères m’ont demandé : « Mais comment diable ces Horlags peuvent-ils absorber nos cellules-esprit seules, quand toutes les lois physiques admettent généralement qu’elles sont indissociables avec celles de la matière ? » Eh bien, je suis parvenu à comprendre ce mystère. Il s’agit d’un pont d’électrons spécifiques, qui détiennent la propriété de faire aimant sur elles. Le Horlag capte notre pensée, remonte son fil jusqu’à sa source, crée une sorte de brèche par laquelle il introduit ces électrons vampires dans notre subconscient. Les particules ainsi attirées sont converties – selon un processus que j’ignore pour être assimilables par l’organisme de la créature. Alors se produit ce phénomène reconnu de tous. Elle perd de sa densité, se transforme en cette sorte de spectre terrible et vaporeux… Elle vainc sa propre matière…

Kalf se tut un instant, pour laisser le temps à son interlocuteur de bien assimiler ces données un peu abstraites. Mak dormait déjà. Myra, le menton posé sur ses genoux, tentait de suivre au mieux les raisonnements du vieux savant. Weisse acquiesça, songeur. Puis il dit :

— Mais la victime du Horlag est-elle bien morte ? Elle a un aspect terrible, bien sûr, mais…

— Oui, elle est recroquevillée, comme rabougrie, puisque des milliards de cellules lui ont été ravies, mais je vais peut-être vous surprendre, elle se trouve dans la même posture qu’une cellule privée de noyau : elle continue de vivre malgré tout mais… (Weisse avait bondi !) mais elle décline rapidement et ne tarde pas effectivement à mourir après une période de dégénérescence.

— Après combien de temps ?

— J’avoue que je n’en sais rien. Je n’ai pas pu poursuivre mes expériences dans ce sens.

— Vous voulez dire que les cadavres qui sont envoyés au four sont encore… conscients ?

— Non, pas vraiment. En tout cas pas plus qu’une fleur ou un arbre. Ils ne sentent pas la souffrance, si c’est ce que vous craignez.

— Mais il existe encore une parcelle de vie en eux ! Ne peut-on la ranimer ?

— Cela me paraît fort improbable, Weisse. Je ne vois pas par quel miracle…

— Pourquoi n’avez-vous pu poursuivre vos études ?

— Parce que les Montreurs avaient déjà été introduits et que le gouvernement commençait à entrevoir un intérêt à la présence des Horlags. Toute une campagne d’étouffement a été mise sur pied, dès lors, et on m’a lié tout doucement les mains. Malgré mes protestations et mes tentatives pour me démarquer du mouvement… – Mais quel intérêt ? demanda Weisse avec agacement. Bon sang, pourquoi tout ça ?

— Je n’en sais rien. Je n’ai jamais pu en savoir plus long. Le secret est bien gardé, croyez-moi, et il s’agit très certainement d’un mauvais coup dans lequel trempe un peu tout le monde, à des titres divers. Beaucoup de nos gouvernants n’ont toujours pas digéré le fiel de la défaite, vous l’avez constaté vous-même. Ceux-là, et Lod Baney n’en est pas le dernier, préparent assurément quelque revanche, à l’insu ou non du Commandeur Général, et depuis longue date. Et j’ai le pressentiment que leur projet est sur le point de voir le jour, ce qui expliquerait tous les moyens déployés pour vous faire taire… Mais quand, où et quoi exactement, nous ne pouvons même pas avancer une hypothèse cohérente. Nous devons nous borner à reconnaître que le nombre des victimes des Horlags sert très certainement leurs desseins. Car laissez-moi vous dire que nous aurions amplement les moyens de nous débarrasser de ce fléau, s’il nous en prenait l’envie. Je suis bien placé pour le savoir, ayant élaboré bon nombre de propositions à cet égard… Elles ont été censurées, et celles que j’ai pu sauver de l’index pour faire paraître dans divers organes de presse ont essuyé un désaveu qui m’a conduit tout droit à l’asile… Savez-vous que ce scaphandre lumineux que vous évoquiez tout à l’heure n’est autre qu’une de mes trouvailles…

— Pourquoi le Horlag réagit-il à la lumière ?

— Je ne possède pas une réponse précise. Mais la lumière fut créée bien avant la matière, et la matière bien avant la pensée. On peut penser que la première aura toujours un ascendant, une supériorité sur les autres…

— Si nous pouvions éclairer Xuban la nuit…

— Il faudrait plus d’argent que n’en possède la planète, pour cela… Au prix où les trafiquants fournissent le cristal.

— Il n’y a qu’à faire du feu !

— Manque de comburants et de combustibles. J’ai déjà envisagé toutes les solutions possibles et croyez-moi, je n’en ai trouvé qu’une de véritablement efficace : la suppression des Montreurs. Je suis bien d’accord avec vous quand vous les soupçonnez d’être en grande partie responsables de notre vulnérabilité spirituelle. Ils constituent un maillon primordial dans cet odieux trafic dont nous ignorons malheureusement trop de choses… C’est en partie grâce à eux que le processus de banalisation du Horlag a parfaitement fonctionné. On a introduit sur Xuban la pire des drogues ; l’accoutumance au rêve artificiel, qui possède entre autres propriétés néfastes celle de scléroser le cerveau… Donc atrophier nos cellules-pensée en général, rien de moins. Pour mieux vous faire saisir la gravité de cela, il faut savoir que le rêve est une activité non seulement nécessaire de notre subconscient mais encore vitale. Un humain, ou un animal privé de rêve meurt en peu de temps, toutes les expériences l’ont démontré et il n’y a qu’à observer pour s’en convaincre un individu en manque… Or, qu’est-on arrivé à faire ? On a désappris cette fonction primordiale au profit d’un ersatz nocif, le Montreur. Mes études m’ont enseigné que cette créature n’était en fait qu’une variété de Horlag – oui, comme vous le soupçonniez ! – mais une variété entièrement domestiquée dont on était parvenu à inverser le courant. Bref, il est aussi nécessaire au Horlag de prendre qu’au Montreur de donner. Ce dernier agit comme une sorte de générateur, et je suis persuadé que provoquer des rêves est la moindre et la plus bénigne de ses activités… Je présume que ce petit miracle de mutation nous provient de planètes telles que Allyga II ou Orton, où ils sont monnaie courante. De telles sortes que les trafiquants et autres contrebandiers sans scrupule les achètent à prix vil pour nous les revendre dix ou vingt fois plus cher… – Mais il faudrait être une armée pour détruire tous les Montreurs de la planète, sans compter ceux appartenant à des particuliers aisés ! Votre projet est irréalisable. Mieux vaudrait s’attaquer directement aux Horlags à mon avis. Si nous savions seulement où ils se terrent durant les quelques heures de jour…

— Oh, mais rien de plus facile, ils ont élu refuge sur le satellite Epsilon, à deux heures de vaisseau d’ici. Qu’allez-vous faire ? Affréter une nacelle et un ballon dirigeable ?

— Non. Détourner un astronef de trafiquant, par exemple.

Kalf laissa échapper un petit sifflement admiratif. – Vous ne manquez pas d’idées suicidaires, au moins. Et puis ?

— Bombarder le satellite. L’armement est suffisant.

— Non seulement il faudra que vous teniez tout un équipage en respect – et les trafiquants ne sont pas des tendres – à moins que vous n’ayez décidé de les tuer tous, mais encore éviter les bâtiments de surveillance des Mondes Extérieurs.

— Ils pourront peut-être m’aider à mener ma tâche à bien.

— Vous êtes bien naïf, Weisse. Avez-vous réfléchi que les Horlags sont les meilleurs geôliers qui soient ? Ils sont trop heureux de les savoir en train de poursuivre leur œuvre…

— Nous ne pourrons pas demeurer éternellement au ban de l’humanité. Il faut dévoiler aux Mondes Extérieurs ce que préparent Baney et les siens.

— Sans savoir ce en quoi cela consiste, sans preuves ni certitudes ? Je doute que dans ces conditions, la parole d’un prévôt exclu et en principe malade mental fasse le poids contre celle d’une planète entière… Votre plan relève de la fantaisie. En aucun cas il ne faut alerter ceux du Monde Extérieur. Pas avant d’avoir élaboré un dossier accablant et probant. Dans votre situation, je ne vois pas comment vous pourriez y parvenir.

Weisse se tut. Il savait combien les observations du vieux savant étaient pertinentes. Quelque part, dans sa mémoire, il devait forcément y avoir un détail qui…

— Vous n’avez rien dit sur les vidéo-psy, remarqua-t-il.

— En effet, parce que je n’ai guère à vous en apprendre. Qu’ils servent à contrôler chaque individu le plus discrètement du monde, afin d’établir certaines statistiques top secret, vous l’avez déjà deviné. Moi aussi j’ai découvert ce fameux gadget. Mais quand j’ai voulu dévoiler au monde ce que j’en savais, on m’a traité d’élément antisocial et on m’a arrêté.

— Encore faut-il recueillir l’interprétation de cette moisson de rêves. Ce sont des spécialistes qui y sont attachés ?

— Oh non. Il existe un merveilleux ordinateur qui exécute ce travail fastidieux : l’Analyseur, dont chaque membre du gouvernement est muni d’un terminal.

— Chaque Montreur est-il couplé avec tout ce charmant système espion ? – Mais certainement.

— Y compris des gens comme Lod Baney ?

— Les statistiques ne font pas de différences. Elles ont un gros appétit.

— Vous êtes sûr de ce que vous avancez ?

— Absolument. Désirez-vous une preuve pratique ? Certaines de nos sommités utilisent les services du vidéo-psy et de l’analyseur pour séances d’excitation solitaire… Je vous donne des précisions ?

Weisse partit d’un franc éclat de rire. Il était bien tel que le lui avait laissé entendre le Coordinateur Kel. Intelligent, contestataire… et extrêmement dangereux ! Dans la tête du milicien, un embryon de plan commençait à prendre forme… Le vieux savant dut lire dans ses pensées, car il dit en ricanant doucement :

— Je n’avais pas abordé la chose sous cet angle… Mais c’est tout à fait possible, quoique très audacieux. La traduction des rêves est fournie par l’analyseur sous forme de bandes de caoutchouc codées, facilement transportables…

— Connaissez-vous le système de décodage ?

— Sans doute, sans doute, mais…

— Mais ?

— Si vous parvenez à prendre possession de ces bandes d’analyseur, comment pourrez-vous les utiliser ? – Vous n’aurez pas fait un pas en dehors du Secteur Détruit que vos anciens compagnons vous tomberont sur le dos… C’est ce que vous voulez dire ? Ne craignez rien. J’ai mon idée là-dessus. J’ai un atout principal je rêve seul. Je ne suis plus une proie pour les Horlags. Je peux me déplacer la nuit comme en plein jour. Or, qui a jamais assisté au débarquement d’un vaisseau de trafiquants ? Personne. Ils livrent la nuit, car ils n’ont rien à redouter non plus de ces bestioles. Alors j’embarquerai.

— Vous oubliez néanmoins les tueurs à scaphandre lumineux qui rôdent dans nos rues après le crépuscule. Vous ne serez pas si seul que vous le souhaitez.

— Je m’en accommoderai.

— Je pourrais vous procurer des hommes pour votre opération…

— Non, je préfère n’engager que moi dans cette affaire… De façon à ce que personne ne remonte jusqu’à vous. Car il semblerait que vous soyez notre dernier recours…

Il se tourna vers Myra. Elle le considérait d’un air sombre et dubitatif.

— Il n’y a pas beaucoup de chances de réussir ce coup-là. La maison de Baney est une vraie forteresse.

— Je sais, acquiesça-t-il. Mais je connais les lieux. Je sais où se trouvent les Montreurs. Quoi qu’il en soit, je ne pourrais pas rester inactif, à présent, rester terré sans rien tenter pour poursuivre la tâche que j’ai commencée. Et puis je dois une revanche à Baney et j’entends bien tout faire pour la prendre. Le Tout-Puissant Lod Baney. Même si cela devait me coûter la vie.

Kalf hocha la tête en signe d’assentiment.

— Il a raison, Myra. Nos existences, pour la valeur qu’elles ont actuellement, ne sont rien en considération du résultat auquel nous pourrions parvenir. A présent, je me sauve. Bonne chance, si par hasard nous ne nous revoyions pas avant. Si tu as besoin de moi, Mak sait toujours où me trouver. C’est un bon garçon, Mak, et rusé avec ça…

Myra sourit du compliment. Weisse serra la main du vieillard et le laissa aller. Puis il vint se recoucher, très excité. Myra s’approcha de lui et murmura :

— C’est de la folie.

— Je sais, oui. Mais que pouvons-nous faire d’autre ? – Rien, voilà ce que nous pouvons faire. Kalf et toi n’êtes que des puces s’escrimant à faire tomber un lion. Tout cela est stupide et vain.

Weisse la dévisagea longuement. Elle devait certainement avoir raison quant aux proportions.

— Où trouves-tu des vêtements pareils ? demanda-t-il brusquement.

— C’est Mak qui me les rapporte, dit-elle en s’esclaffant. Il m’a dit qu’il y avait un dépôt où on brûlait de vieux vêtements, la nuit. Il lui arrive d’en subtiliser. Ce n’est pas très loin d’ici. Toujours ton instinct policier ? – Non. Je trouvais qu’ils te seyaient bien, c’est tout. Je demanderai à Mak s’il peut m’en procurer aussi, demain…

Elle se satisfit de la réponse et vint se blottir tout contre lui.